Accueil>Séminaire 2012-2013

Franck Fischbach,

« Refaire le social »
Travail, coopération, émancipation

Université Montpellier 3,
CRISES EA 4424,
le jeudi 18 avril 2013.

 

Que nous soyons en train de perdre le sens du social est sinon un fait, du moins une tendance avérée dont beaucoup peuvent convenir. Qu’il y ait une urgence à refaire le social, à forger un nouveau sens pour le social et à reconstruire des formes instituées de ce sens, c’est aussi quelque chose dont beaucoup sont convaincus. Mais qu’on ne puisse y parvenir en se contentant de restaurer des formes anciennes et dépassées du social, et qu’il soit contreproductif de s’installer et de se complaire dans le culte nostalgique de ce qu’ont été le sens et les institutions du social dans la période historique antérieure, c’est déjà moins clair. Ce qui l’est encore moins, c’est qu’il puisse y avoir dans notre présent et dans notre société des points d’appui objectifs susceptibles de permettre la reconquête d’un sens nouveau du social. Et ce qui n’est absolument pas évident, c’est que la philosophie puisse avoir une contribution à apporter en la matière. C’est pourtant la conviction qui porte ce texte. Mais elle ne pourra gagner en plausibilité qu’à la condition d’une réforme de la philosophie elle-même, qui entreprenne de la guérir d’un mépris pour le social qui n’a que trop duré[1] : il faut reprendre à nouveaux frais la tâche que s’était déjà fixée en son temps un John Dewey, à savoir affirmer « la valeur du “social” en tant que catégorie philosophique » et, pour cela, « débarrasser le terrain de certaines notions qui conduisent à la construction fautive (misconstruction) et à la dépréciation de la signification du “social” »[2]. Le terrain est en effet largement occupé par des conceptions (notamment celles qui, d’une façon ou d’une autre, reconduisent l’opposition et le dualisme de l’individuel et du social) et par des notions (particulièrement celle du « commun » dans certaines de ses versions[3]) qui sont autant d’obstacles venant empêcher une bonne compréhension philosophique de la signification du social. Mais si un tel travail de nettoyage du terrain peut et doit être repris aujourd’hui, c’est qu’il y a, selon nous, des possibilités réelles dans notre présent qui restent en attente d’une clarification théorique et sur lesquelles il devient envisageable de prendre appui : un certain nombre d’évolutions dans les structures du travail social, un certain nombre de pratiques économiques nouvelles dans la production et dans la consommation sont en train d’apparaître et de se former. Elles ne sont pas forcément anticapitalistes de manière explicite et revendiquée, elles sont le plus souvent simplement à côté ou en marge des logiques capitalistes, et elles ont pour caractéristique de mettre en œuvre ce que nous appellerons ici les puissances de la coopération : elles sont ces puissances neuves et créatrices au regard desquelles les logiques capitalistes de la concurrence, du profit et de la marchandise apparaissent de plus en plus comme dépassées et parasitaires. Et elles sont autant de bases sur lesquelles peut se constituer et se consolider un nouveau sens du social.

L’insistance qui sera ici la mienne sur la dimension coopérative du travail, et sur le fait que cette dimension est susceptible de posséder en elle-même une portée émancipatrice, peut paraître surprenante à quiconque a connaissance de la pensée de Marx, et particulièrement des analyses qu’il consacre précisément à « la coopération » dans le Chapitre 11 du Livre 1 du Capital. Marx y explique en effet que c’est toujours le capital qui a l’initiative de la coopération, que c’est lui qui, dans le seul intérêt de sa propre auto-valorisation, fait en sorte de permettre « la transformation d’un grand nombre de procès de travail individuels, disséminés et indépendants les uns des autres, en un procès de travail social combiné » (p.372)[4]. C’est à cette transformation que parvient le capital en rassemblant les conditions matérielles et objectives qui permettent la création historique de « cette forme de travail où un grand nombre de travailleurs travaillent de façon planifiée, les uns à côté des autres ou les un avec les autres dans le même procès de production, ou dans des procès de production différents mais reliés les uns aux autres » – une forme de travail qui s’appelle justement la « coopération » (p. 366). Et Marx précise clairement que, dans cette transformation proprement capitaliste du procès de production, « il n’est pas question d’une augmentation de la force productive individuelle grâce à la coopération, mais de la création d’une force productive qui doit être en soi la force d’une masse » (p.367 ; je souligne). En aucun cas ne sont donc rassemblée ici des conditions objectives qui, en rendant possible la coopération entre les travailleurs individuels, permettraient de maximiser la force productive du travail de chacun de ces travailleurs individuels et d’augmenter ainsi leur capacité individuelle de produire. Tout au contraire : le rassemblement dans un vaste espace de production d’une grande quantité de travailleurs individuels, dont on notera qu’il est au fond indifférent de savoir s’ils travaillent seulement les uns à côté des autres ou les uns avec les autres, n’a d’autre but que de constituer une force productive de masse qui donne pour la première fois une réalité objective aux concepts de travail abstrait et de travail social, c’est-à-dire au concept de « quantité de travail socialement nécessaire en moyenne » à la production de telle ou telle quantité de marchandises. Il est donc clair que la coopération, en tant que le capital en a l’initiative pour en avoir aussi les bénéfices, ne vise pas et ne permet évidemment pas non plus une augmentation de la force productive individuelle, ni aucune forme d’augmentation du pouvoir d’agir du travailleur individuel, mais uniquement une maximisation de l’efficience du travail comme travail de la masse.

Il y a là en effet une efficience du travail de masse, obtenue par « la fusion de nombreuses forces en une seule force globale » (p. 367), qui est bien supérieure à la somme des travaux individuels dont est constitué cette masse : pour reprendre l’exemple de Marx, en regroupant 12 ouvriers en une journée de 12h de travail, on obtient dans cette journée un travail simultané de 144h dont le produit global est quantitativement bien supérieur au produit de 12 travailleurs isolés travaillant pendant la même journée, ou au produit d’un seul travailleur qui travaillerait pendant 12 jours. Le produit global de 144h est celui d’une force collective ou coopérative qui tire beaucoup plus de la fusion de 12 journées de travail que de leur simple juxtaposition ou addition. L’effet du travail ou son efficience est ainsi maximisée du fait de « l’application simultanée d’un grand nombre de journées de travail simultanées » (p.369) : le capital obtient là « un effet d’utilité » du travail qui dépend du nombre de travailleurs, qui sera d’autant plus grand que ce nombre sera grand, ce nombre de travailleurs combinés et simultanés étant au demeurant, pour un même effet utile, inférieur et même nettement inférieur au nombre qu’il faudrait de travailleurs s’ils travaillaient isolément. Ainsi donc, « la journée de travail combinée produit de plus grandes masses de valeurs d’échange et diminue le temps de travail nécessaire à la production d’un effet » : en d’autres termes, la journée de travail combiné et le travail coopératif permettent une augmentation considérable du temps de travail non nécessaire et gratuit, et donc un accroissement tout aussi considérable de la quantité de survaleur. Et l’on comprend pourquoi, selon Marx, seul le capital est à l’initiative historique de la coopération et du travail coopératif ; c’est même en faisant cela, en se rendant capable de payer d’un coup 144 journées de travail simultanée et non plus seulement une ou 12, qu’il devient à proprement parler le capital : « Qu’un nombre important d’ouvriers travaillent dans le même temps, dans le même espace à la production de la même sorte de marchandise, sous le commandement du même capitaliste, voilà ce qui constitue le point de départ tant historique que conceptuel de la production capitaliste » (p.362).

Économie dans les moyens de production dès lors qu’ils sont consommés collectivement et non plus individuellement, augmentation de l’effet utile du travail, diminution du prix des marchandises et donc de la valeur de la force de travail, diminution du travail nécessaire, augmentation de la survaleur : la coopération est l’invention historique qui démultiplie la puissance du capital, elle est ce qui, de somme d’argent se valorisant, fait de lui à proprement parler un rapport social en instituant la « direction capitaliste » du procès de production et de valorisation puisque, désormais, le « commandement du capital devient une exigence de l’exécution du procès de travail proprement dit » (p. 372). Il faut bien comprendre ici que l’instauration capitaliste du travail coopératif est l’invention du dispositif qui permet au capital d’extraire la survaleur de manière précisément massive, et de devenir ainsi à proprement parler ce rapport social de production qui a pour nom « le Capital ». « Le capitaliste, explique Marx, paie ainsi la valeur de 100 forces de travail autonome, mais il ne paie pas la force de travail combinée des 100 » (p.375). Or il se trouve que la force productive du travail et l’effet utile produits par les 100 forces de travail fusionnées dans et par la coopération sont bien supérieurs à ce qu’ils seraient comme résultat de la simple somme des 100 forces de travail individuelles : c’est ce surplus qui est immédiatement capté et assimilé par le capital, sans qu’il en paye ou reverse quoi que ce soit aux travailleurs. En ce sens le capital s’approprie ici un surplus de valeur directement lié à la force productive amplifiée du travail comme travail coopératif de masse, le propre de ce surplus de valeur étant qu’il est encore moins visible, encore plus inapparent que la survaleur extraite par le rallongement de la durée du travail ou par la diminution de la durée du travail nécessaire. La survaleur extraite du travail coopératif de masse par le capital apparaît comme appartenant en propre au capital dans la mesure même où le capital est l’instance qui a rendu possible le travail coopératif. « Comme la force productive sociale du travail se développe gratuitement » (cette force étant l’effet propre du travail dès lors qu’il est rendu coopératif et donc social), « comme la force productive sociale du travail ne coûte rien au capital, et comme, d’autre part, elle n’est pas développée par le travailleur avant que son travail n’appartienne lui-même au capital, elle apparaît comme une force productive que le capital possède par nature, comme sa force productive immanente » (p.375). L’effet de coopération est bien un effet du travail, il est l’effet produit par la fusion d’une grande quantité de procès de travail individuels et vivants, mais ce n’est un effet du travail qu’en tant qu’il placé dans les conditions de la coopération par le capital : et c’est pourquoi cet effet de coopération apparaît comme un effet du capital.

Le capital est ainsi un dispositif qui rend indisponible à ceux qui en sont les porteurs et les acteurs la dimension coopérative et donc la portée sociale de leur propre travail : le capital les prive de leur coopération réelle tout en étant l’organisateur de celle-ci, et c’est justement parce qu’il en est l’organisateur et l’initiateur qu’il en devient aussi l’acteur et le bénéficiaire. Dès qu’ils deviennent effectivement coopérateurs, dès que leur travail devient effectivement social, les travailleurs ne sont déjà plus les véritables acteurs de la coopération sociale : ils n’en sont que les supports et les simples instruments ; la coopération sociale passe par eux, mais sans qu’elle soit à eux ni qu’elle soit réellement la leur. Rendre la coopération indisponible à ceux-là mêmes qui la mettent en œuvre, voilà ce qu’accomplit le capital. On cerne ici une caractéristique essentielle du mode de production capitaliste : il est simultanément le mode de production qui instaure le travail coopératif sur une échelle qui n’a aucun précédent historique et celui qui prive absolument de leur coopération les acteurs réels de celle-ci. Marx peut donc bien dire que « le mode de production capitaliste se présente, d’une part, comme nécessité historique de la transformation du procès de travail en procès social », et que « cette forme sociale du procès de travail se présente d’autre part comme une méthode employée par le capital pour l’exploiter avec davantage de profits par l’élévation de sa force productive » (p.377). On peut dire en ce sens du mode de production capitaliste qu’il instaure la coopération entre les travailleurs dans le procès de travail vivant, mais qu’il ne le fait qu’en les privant radicalement de la portée coopérative et sociale de leur propre travail et en créant pour les travailleurs, en dehors du procès de travail, les conditions de l’exacte opposé de la coopération, à savoir la concurrence sur le marché du travail. C’est dans la mesure où ils sont dépossédés de la puissance coopérative et sociale de leur travail que les travailleurs peuvent aussi devenir des concurrents sur le marché de l’emploi.

Mais c’est ainsi une qualité propre au travail humain comme tel qui fait là l’objet d’une captation par le capital. Aussi n’est-ce absolument pas par hasard que Marx rappelle précisément dans ce chapitre du Capital que « l’homme est par nature un animal social » (p. 367) : c’est parce que l’instauration capitaliste des conditions de la coopération a pour effet de priver les travailleurs de l’expression de leur être social dans et par le travail, de les priver de la maîtrise des conditions qui permettent que l’effet utile de leurs travaux soit démultiplié du fait de l’association et de la coopération, de les priver des conditions et des effets d’une coopération dont le propre est d’augmenter leur puissance collective d’agir. Ce dont le capital prive ainsi les travailleurs, c’est de la puissance coopérative de leur travail, et donc de leur puissance sociale en tant que puissance propre au travail humain en tant que tel. Il y a là une dimension proprement anthropologique du travail qui fait l’objet d’une captation et d’une appropriation par le capital : en effet, « dans l’action conjuguée et planifiée avec d’autres, note Marx, le travailleur se défait de ses limites individuelles et il développe les capacités propres à son espèce » (p. 371). Ce développement de capacités propres à l’espèce, en l’occurrence de capacités coopératives et sociales, est accéléré de façon historiquement inédite par le capital, mais il ne l’est qu’en étant en même temps capté et enrôlé par le capital qui exproprie de ces capacités ceux-là mêmes qui pourtant les portent et qui les déploient effectivement. Mais si les capacités coopératives et sociales sont toujours en même temps des capacités cognitives caractéristiques de l’intellect humain, alors il faut dire qu’on assiste bien sous le capital à « une séparation de l’ouvrier et des puissances intellectuelles de la production »[5] : tout le problème est donc de savoir si une réappropriation de ces puissances est possible et quelles peuvent être les voies de cette réappropriation. Sans doute la réappropriation par ses porteurs de leur propre puissance sociale de coopération suppose-t-elle qu’ils se fassent les acteurs d’une exigence politique essentiellement démocratique consistant à promouvoir systématiquement sur le lieu du travail vivant (c’est-à-dire à l’endroit même où a lieu la dépossession) l’exigence d’une discussion des motifs, des raisons, des buts, du sens et de l’objet même du travail. Mais une telle exigence démocratique risquerait fort de devoir rester lettre morte si elle n’était elle-même portée et soutenue par des transformations réelles intervenues effectivement dans le travail : la question devient donc celle de savoir si, dans la dernière période historique, de telles transformations ont eu lieu dans la coopération réelle dont il deviendrait possible de maximiser la portée politique dans et par des pratiques relevant de la mise en œuvre d’une forme de démocratie sociale.

Si de telles conditions existent (ce que nous examinons ici même dans la suite) – des conditions qui, de l’intérieur du travail vivant, peuvent permettre une réappropriation de la dimension coopérative de celui-ci – elles ne doivent pas faire oublier que les procédés par lesquels le capital vise une captation de la puissance coopérative du travail, et cherche à priver de cette puissance ceux là mêmes auxquels elle appartient, que ces procédés donc sont toujours à l’œuvre, bien que sous des formes différentes de celles qui prévalaient à l’époque de Marx. Ainsi Richard Sennett part-il du même constat que nous, à savoir que « la société moderne dépossède les gens de l’aptitude à la coopération », de sorte que « nous sommes en train de perdre nos habiletés coopératrices qui sont pourtant requises pour faire fonctionner une société complexe ».[6] R. Sennett montre notamment comment certaines techniques managériales visent explicitement à priver les membres d’un collectif de travail de leurs aptitudes à coopérer : ainsi « la pratique managériale recommande que des équipes de travailleurs ne soient pas gardées ensemble plus de 9 ou 12 mois » afin qu’ils ne puissent avoir que des relations superficielles », ce qui permet d’empêcher que « les employés s’attachent les uns aux autres » (p.8). Les conditions qui pourraient donner naissance à une coopération dont les travailleurs auraient l’initiative sont ainsi éradiquées : l’affaiblissement qui en résulte des capacités de coopération du côté des employés et des salariés est notamment obtenu par l’ensemble des techniques managériales qui produisent « l’effet de silo » par « l’isolement des individus et des départements en différentes unités, en différents groupes qui partagent peu et qui pratiquent la rétention des informations qui pourraient être utiles aux autres » (p.7). On comprend mieux le constat apparemment paradoxal dont part R. Sennett : « toute organisation moderne est favorable à la coopération ; mais, dans la pratique, les structures des organisations modernes inhibent la coopération » (ibid.). Le paradoxe s’explique si, en référence notamment aux textes de Marx analysés précédemment, on se rappelle que, dans les sociétés modernes, le capital favorise toutes les formes de la coopération dont il a pris l’initiative et dont il conserve également le contrôle, mais qu’il inhibe toutes les formes de coopération susceptibles d’apparaître à l’initiative des salariés et d’être développées par eux : il visera ainsi à supprimer les conditions qui pourraient donner naissance à une coopération qui, étant à l’initiative du travail, menacerait de lui échapper.

La question qui se pose alors est celle de savoir si ce n’est pas précisément ce qui est en train d’arriver : est-ce que les conditions de la coopération ne sont pas actuellement de plus en plus en train de passer du côté des travailleurs, est-ce que ces derniers ne sont pas en train d’être de plus en plus à même de priver le capital de son pouvoir d’initier la coopération et de la contrôler ? Et est-ce que cela n’expliquerait pas la façon qu’a actuellement le capital de se brancher d’une manière de plus en plus évidemment parasitaire sur des puissances coopératives et des circuits de coopération dont l’initiative et le contrôle lui échappe de plus en plus ?

Répondre à la question d’une possible réappropriation des conditions de la coopération par les travailleurs suppose de se pencher sur les transformations intervenues dans le travail et dans le rapport capital/travail depuis une quarantaine d’années. On peut résumer ces transformations à la manière de Mario Tronti lorsqu’il déclare : « je crois qu’aujourd’hui le passage de la centralité à la marginalité ne concerne pas seulement les ouvriers ; ce passage concerne aussi le capital »[7]. Ce que Mario Tronti dit là ne peut se comprendre qu’en rapport avec la revanche prise dans la période postfordiste par le capital financier sur le capital industriel : le passage de la centralité à la marginalité concerne autant le travail-masse, c’est-à-dire le travail ouvrier, que le capital industriel lui-même. C’en est fini de la situation fordiste que Tronti caractérise de la façon suivante : l’antagonisme du travail et du capital prenait dans la période fordiste la forme d’une « lutte de reconnaissance entre deux consciences de soi libres, réciproquement dépendantes, toutes deux médiées par cette “chose-même” qu’elles ont en commun, et qui est le travail » (p. 127). Et c’est bien cela qui conférait sa centralité au travail : il était l’instance qui assurait, sous forme antagoniste, l’articulation même du travail et du capital. C’était la période où le capital avait encore besoin pour sa propre valorisation d’une grande masse de travail social moyen que les travailleurs fournissaient en échangeant des mécanismes sociaux de sécurisation de leur existence contre l’abandon complet de la direction du travail au capital : autrement dit, la perte d’autonomie contre un gain de sécurité, l’hétéro-direction du travail, mais la sécurisation de l’existence. Parler de la rupture du compromis fordiste, c’est parler de la fin de cette situation qui mettait le travail lui-même au centre d’un antagonisme du travail et du capital, un antagonisme qui prenait une forme en effet typique d’une lutte de reconnaissance, à savoir la forme de la dépendance réciproque : le travail dépendait du capital pour sa sécurisation, le capital dépendait du travail pour sa valorisation, le travail échangeait l’autonomie contre l’obtention de droit sociaux, le capital abandonnait ou concédait des droits sociaux en échange d’une plus forte productivité.

C’est avec cette situation que le capital a unilatéralement décidé de rompre à partir du début des années 70 : et s’il l’a fait, c’est parce que ce compromis avait pour présupposé la centralité du travail, y compris pour le capital lui-même. Parce que c’était son intérêt, le capital a choisi de rompre avec cette situation qui le rendait dépendant du travail autant que ce dernier l’était lui-même du capital. Le capital a fait le choix de s’émanciper du travail, c’est-à-dire d’en finir avec sa dépendance au travail. « Pour répondre à la menace de la centralité ouvrière, écrit Tronti, le capital a décidé d’abolir la centralité de l’industrie, et a abandonné ou révolutionné cette société industrielle qui avait été la raison même et l’instrument de sa naissance et de son développement » (p. 141). Ce faisant, le capital a aussi libéré le travail de la dépendance où il se trouvait à son égard : libéré de sa dépendance au capital, libéré de la centralité fordiste, le travail peut aussi s’autonomiser, chercher les formes d’une auto-organisation, développer sur sa propre base et à partir de lui-même ses potentialités de socialisation par et dans la coopération. Tout cela peut se faire maintenant dans une sorte de marginalité sociale[8] dont on peut penser qu’elle est bienvenue dans la mesure où elle est celle d’un travail qui entreprend de se déployer autrement que sous l’emprise et le regard du capital. Si le travail devait retrouver là une forme de centralité, alors ce sera celle qu’il aura conquise par lui-même et non plus cette centralité imposée et contrainte propre à l’époque fordiste.

Ainsi donc, par rapport à la situation décrite par Marx, la nouveauté de la situation actuelle, engendrée par les transformations du travail et du rapport travail/capital, consisterait en ce que les travailleurs du néocapitalisme seraient plus à même de reprendre à leur compte, de se réapproprier la puissance coopérative de leur propre travail, en ce que les nouvelles formes de travail engendrent chez les travailleurs eux-mêmes de nouvelles ressources coopératives, ou plutôt : en ce que les nouvelles formes de travail contraignent les travailleurs à engendrer à partir d’eux-mêmes et par eux-mêmes des ressources coopératives jusque là insoupçonnées d’eux-mêmes, ou encore en ce que le déploiement des nouveaux procès de travail implique le développement et le perfectionnement incessant de nouvelles pratiques de coopération. Et il s’agirait là de pratiques coopératives développées de façon immanente et autonomes par le travail lui-même, et dont le capital n’a plus le contrôle dans la mesure où ce n’est plus lui qui en prend l’initiative, mais le travail lui-même.

Et c’est la raison pour laquelle le capital, en réaction à cette puissance coopérative du travail qui ne se développe plus qu’en lui échappant, est contraint de recourir à des procédés d’expropriation qui sont de plus en plus ressentis comme relevant du vol et de la spoliation purs et simples. Ces procédés consistent par exemple à maintenir l’accès aux réseaux de communications, aux flux d’informations, et donc aux produits et aux moyens de la coopération sociale, prisonnier de logiques marchandes et capitalistiques qui font de plus en plus apparaître le capital comme un pur et simple parasite, voire comme un prédateur vivant de rentes captées au détriment du travail, et surtout aux dépens de la dynamique de coopération sociale qui lui est immanente. C’est ce qui fait écrire à Negri que « le capital est de plus en plus extérieur au processus productif et à la création de richesses », de sorte qu’inversement « le travail biopolitique est toujours plus autonome »[9]. Le travail s’identifiant lui-même de plus en plus à la production même de la vie sociale[10] par et dans la coopération, il faut dire que « le capital subsume non seulement le travail mais la société dans son ensemble, ou plutôt la vie sociale elle-même » : ainsi « la relation entre le capital et la production de vie sociale n’est plus organique au sens où Marx comprenait ce terme, car le capital est de plus en plus extérieur », tandis que de son côté « la force de travail biopolitique devient de plus en plus autonome »[11].

Les transformations du travail, en cours depuis trois ou quatre décennies maintenant, signifient que l’on est très largement sorti d’une situation dans laquelle le travail salarié, avec ce qu’il suppose, en particulier l’acceptation de la forme marchandise de la force de travail et la soumission à la direction capitaliste du procès de travail, n’était en gros toléré par les travailleurs et leur représentants syndicaux et politiques qu’en échange et en contrepartie de garanties et de protections collectives. La sortie de ce compromis, auquel le capital a mis unilatéralement un terme dans l’espoir de relancer ses chances d’auto-valorisation maximale, s’accompagne très certainement de risques et de périls qui ne sont pour une grande part déjà devenus que trop réels pour de larges franges de la population ; on peut même penser que la rupture du compromis est porteuses de possibilités de régression à des formes présalariales, c’est-à-dire à des formes purement serviles du travail ou à des formes de travail forcé. Mais, en même temps, la fin du compromis peut aussi être l’occasion de la construction d’un nouveau rapport de force entre le travail et le capital, à la condition que le travail parvienne à reprendre l’initiative, c’est-à-dire à la condition du développement de luttes par lesquelles le travail reprendrait l’initiative historique.

Mais il est clair en même temps que cette occasion n’a de chances d’être saisie qu’à cette autre condition que les forces syndicales et politiques porteuses des intérêts des travailleurs ne s’installent pas dans le culte d’un compromis révolu, une nostalgie à laquelle il est évidemment tentant de céder quand on voit régresser chaque jour les protections collectives qui étaient autant d’acquis de 150 ans de luttes ouvrières. Il faut alors bien avoir présent à l’esprit le prix considérable auquel avaient été acquises et auquel ont pu être longtemps préservées ces garanties et protections collectives. Ce prix très élevé a tout simplement été le renoncement à l’autonomie du travail : en échange de droits collectifs, du droit à la négociation collective, de la liberté d’association et de réunion, du droit à négocier une limitation de la durée du travail, on a accepté que s’exerce « la domination sur le travailleur salarié », « que l’espace où l’objet concret du travail est déterminé soit exclu de toute forme de négociation collective », comme a été exclue de toute négociation « la formalisation de droits inhérents à la personne du travailleur »[12]. En échange de droits collectifs, on a accepté que l’espace, le lieu où se déroule effectivement et en acte le travail, que l’objet du travail vivant et que la personne effectivement au travail ne relèvent que de la « dimension du droit privé, dans laquelle les droits de citoyenneté sont “suspendus” » (ibid.).

Ce qui revient à dire qu’on a accepté les règles fixées par le capital : en acceptant qu’il n’y ait de droits que collectifs, en acceptant que le droit de participation à la décision, le droit à l’autodétermination, le droit de participer à la détermination de l’objet de travail, c’est-à-dire en acceptant que la citoyenneté s’arrête quand commence le procès vivant de travail, on a accepté qu’il n’y ait de droit du travail que comme travail de la masse, c’est-à-dire uniquement du travail tel que le capital exigeait qu’il se vende à lui. Bref, en exigeant et en obtenant effectivement des droits pour le travail comme masse, comme abstraction et comme marchandise, on a toléré en contrepartie la non autonomie du travail et l’état juridique de minorité du travailleur vivant, on a accepté que le procès de travail vivant, effectif, singulier et personnel soit et reste hétéronome et « hétéro-dirigé ».

La période actuelle semble ainsi être porteuse de chance d’en finir avec l’hétéronomie et l’hétéro-direction du travail, au profit d’une autonomie dont les bases coopératives sont pour une part posées par le capital lui-même, tandis que pour une autre part elles doivent encore et toujours lui être arrachées. Mais la chance, c’est que les travailleurs sont de plus en plus amenés à devoir développer par eux-mêmes les ressources de coopération dans le travail. Le Moi coopérateur est de plus en plus impliqué dans sa singularité, dans son individualité vivante, dans la vie concrète de ses affects et de son intellect : les ressources affectives et cognitives des individus sont toujours davantage mobilisées et impliquées dans des procès de travail dont le capital ne parvient plus à effacer le caractère vivant, pas davantage qu’il ne parvient à se l’approprier en totalité. On peut dire la chose à la façon de Pierre Rosanvallon : « c’est désormais la valeur d’usage de l’individu, c’est-à-dire sa singularité, qui est devenue un facteur décisif de production ; sa productivité est indexée sur sa capacité de mobiliser des ressources propres et de s’investir de façon autonome dans sa tâche »[13]. Mais, dit ainsi, ce constat nous paraît encore insuffisant, car c’est la valeur d’usage du travailleur qui a toujours intéressé le capital et c’est à mettre la main dessus qu’à toujours servi l’achat de la marchandise force de travail. De ce point de vue, rien de nouveau. Ce qui est nouveau en revanche, c’est que le capital ne peut plus mettre la main sur la valeur d’usage du travail en se contentant d’acheter de la force de travail en masse, en se contentant de juxtaposer et de combiner un grand nombre de journées de travail indifférentes en elles-mêmes à l’individu qui déploie son activité de façon vivante et singulière dans sa journée de travail. La valeur d’usage du travail n’est plus séparable de la personne vivante et de l’individu singulier qui n’est ainsi plus le simple porteur passif mais devient l’acteur de cette valeur d’usage : la valeur d’usage du travail n’existe plus abstraitement, elle n’est plus séparable des qualités cognitives et affectives individuelles, c’est-à-dire des capacités coopératives qui confèrent au travail la singularité d’une prestation. Et c’est bien cette nouvelle inséparabilité entre le travail et le travailleur, entre le procès de travail vivant et l’individu singulier également vivant impliqué dans ce procès dont la portée productive devient inséparable de sa dimension coopérative, c’est cela qui fait aussi que tombent « les barrières qui divisaient rigidement le travail d’exécution du travail créatif, le travail salarié du travail autonome, le travail “marchandise” du travail volontaire, le travail “abstrait” de la prestation personnalisée »[14]. Tout cela a pour conséquence de « faire apparaître la personne concrète du travailleur comme le sujet du rapport de travail, y compris dans le vif du rapport de travail subordonné et donc après l’acte d’achat-vente »[15].

Mais c’est alors aussi que cette subordination apparaît comme ce qu’elle est, à savoir comme un déni de droit que rien ne permet de justifier : plus rien ne permet de justifier que le procès de travail effectif et vivant soit encore ce qu’il était à l’époque fordiste, à savoir une parenthèse durant laquelle il était demandé au travailleur d’oublier qu’il aussi par ailleurs un individu porteur de droits personnels en tant que citoyen, et pas seulement un individu bénéficiaire de droits collectifs en tant que travailleur. L’individu duquel il est attendu, voire exigé qu’il conçoive son travail comme une prestation personnelle engageant son individualité vivante, affective et cognitive est un individu qui ne peut plus tolérer l’hétéro-direction de sa tâche durant le déploiement de son activité vivante de travail : c’est un individu qui ne peut que se mettre à prendre très au sérieux l’impératif d’autonomie au point de la retourner en l’exigence des droits qui sont inséparables de cette autonomie, tel le droit de participer aux décisions ou le droit de co-déterminer le procès de travail et l’objet même du travail. C’est un individu dont on ne pourra pas ou plus faire qu’il n’impose pas des exigences démocratiques non plus seulement avant (dans le contrat d’achat-vente), ni non plus après (dans l’obtention de droits collectifs), mais cette fois au cœur même du procès de travail lui-même.

Tout se passe comme si les promoteurs des techniques managériales avaient ouvert la boîte de Pandore sans le savoir et sans le vouloir : en permettant aux employeurs d’imposer aux travailleurs des « devoirs de fidélité, de loyauté et de bonne foi dans l’exécution du travail », ils ont permis « l’entrée en force de la personne concrète et indivisible, non décomposable en segments de travail abstrait », ils ont ouvert la voie à « l’intervention de la personne concrète qui travaille » – c’est-à-dire l’intervention d’une figure que le fordisme s’était acharné à rendre invisible en la coinçant entre, d’une part, le citoyen politique extérieur à la sphère sociale du travail et, d’autre part, le travailleur bénéficiaire de droits sociaux strictement collectifs. Entre les deux, depuis le centre du procès de travail vivant, surgit maintenant la figure de celui qui considère que son implication en tant que personne vivante dans le travail lui confère le droit de faire de la sphère du travail vivant un espace démocratique de coopération au sein duquel les participants peuvent décider ensemble de la nature, de l’objet, des moyens, de la durée et de la forme du travail. De ce point de vue, ce qui peut maintenant être mis à l’ordre du jour, c’est la possibilité de donner à la démocratie le contenu d’une coopération sociale que l’on dira effective pour autant qu’elle s’ancre dans l’expérience vive du travail coopératif. Je dis que cela peut être mis à l’ordre du jour parce que cela n’est en aucun cas nécessité par les transformations dans le travail, mais seulement permis par elles à la condition expresse que des travailleurs se saisissent de cette possibilité.



[1]. Une réforme pour laquelle nous avons déjà tenté de fixer quelques balises dans un précédent ouvrage : Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009.

[2]. J. Dewey, « Social as Category », The Monist, XXXVIII, April 1928, p.161-177 ; texte repris dans The Moral Writings of John Dewey, Edited by James Gouinlock, Revisited Edition, Prometheus Books, 1994, p.41-47. Je remercie Emmanuel Renault de m’avoir donné à connaître ce texte remarquable.

[3]. Mais pas toutes : la conception que se fait par exemple A. Negri du « commun » n’est pas exclusive de notre compréhension du « social », au contraire. Nous y reviendrons dans la suite.

[4]. K. Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre 1, trad. sous la resp. de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 1993, Ch. 11 (« La coopération »), p.363-377.

[5]. Jacques Rancière, Les scènes du peuple, Lyon, Horlieu Éditions, 2003, p.63.

[6]. Richard Sennett, Together. The Rituals, Pleasures and Politics of Cooperation, London, Penguin Books, 2013, p.8-9.

[7]. Mario Tronti, Nous opéraïstes. Le « roman de formation » des années soixante en Italie, trad. Michel Valensi, Éditions d’En bas et Éditions de l’Éclat, Lausanne et Paris, 2013.

[8]. C’est chez Antonio Negri qu’on trouve le plus clairement développée l’idée que cette « marginalisation » du travail est une chance : en « rejetant le travail », le capital ne fait que montrer son « incapacité grandissante à intégrer la puissance de travail en lui », signifiant par là qu’il « perd peu à peu son rôle productif, son aptitude à organiser la coopération productive », et libérant du même coup « une multitude de subjectivités productives qui acquièrent de plus en plus les capacités constitutives nécessaires pour se soutenir de manière autonome » (Commonwealth, trad. E. Boyer, Paris, éditions Stock, 2012, p.385).

[9]. Michael Hardt & Antonio Negri, Commonwealth, trad. E. Boyer, Paris, éditions Stock, 2012, p.196.

[10]. Raison pour laquelle ce travail est dit « biopolitique » par A. Negri.

[11]. M. Hardt & A. Negri, ibid., p.198.

[12]. Bruno Trentin, La Cité du travail. Le fordisme et la gauche, trad. J. Nicolas, Paris, Fayard, 2012, p.403.

[13]. Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Le Seuil, 2011, p.302.

[14]. Bruno Trentin, op. cit., p.405.

[15]. Ibid., p.406.